Hitchcock à la maille

 Allez, je fais une pause dans mon ouvrage pour vous raconter la technique des steeks quand même. Attention, âmes sensibles s'abstenir, et éloigner les yeux des jeunes enfants : il va y avoir de la lame, parfois des larmes et pas mal d'angoisse. 

rappel de l'épisode précédent : Les steeks, ça permet de ne pas avoir à passer d'un tricot en spirale à un tricot en aller-retour. Imaginez par exemple que vous ayez un motif sur 5 rangs, avec changement de couleur à la fin. Si vous êtes en aller-retour, bah c'est pas possible (il faudrait soit couper les fils et les remonter de l'autre côté, soit passez sur un nombre pairs de rangs). Donc, on veut rester en spirale, on le veut et on le va ! 

Début du film : 

Au moment de faire les emmanchures ou l'encolure, on va laisser un certain nombre de mailles en attente, pour pouvoir les reprendre ensuite et faire manches et bordure. Et puis, on va monter quelques mailles (une dizaine tout de même), qu'on va tricoter en rayures (une maille d'une couleur, une maille d'une autre couleur), pour ne pas avoir de fil flottant derrière. Et puis voilà, on ne s'en occupe pas plus, on continue comme ça, poursuivant le motif. Ah si, quand même, on fait quelques diminutions de part et d'autre de ce steek pour tracer l'arrondi des emmanchures (ou de l'encolure, vous avez compris qu'elle n'est jamais bien loin). 


Et là, dans ce moment de tricotage tranquille, on pourrait croire que c'est l'accalmie. Mais que nenni ! C'est comme dans un film d'Hitchcock : c'est quand il a l'air de ne rien se passer que monte l'angoisse. Trop de normalité, trop de calme, plan resserré sur ces quelques mailles et l'on est pas bien sûre de ce qui traîne dans le hors-champ... Le plan fixe tire en longueur, et au bout d'un moment, on remarque une très légère distorsion de la réalité, la forme semble prendre des arrondis étranges, une perspective quelque peu contre géométrique. Impossible de savoir si ça va, si c'est la bonne taille, la bonne forme. Cut. 


Changement d'éclairage, les mailles sont arrêtées. Sur la table traîne une paire de ciseaux et un crochet en acier. Le silence est pesant. La lumière paillète. Une main saisit fermement le tricot. Une autre main, vive et sèche coule un noeud autour du crochet avant de s'enfoncer sans ménagement dans la première maille. Elle ressort, rerentre, sans égard pour le fil qui voudrait se dédoubler. Un rythme implacable quoique d'une lenteur terrifiante. Quand, tout à coup, le rythme s'accélère : dernière maille, noeud, double-noeud, coup de ciseau, là, tranché de vif. Ci-gît un bout de ficelle. 


Et l'on se rend compte qu'on a retenu son souffle jusqu'ici, qu'on a le coeur légèrement accéléré. Alors on souffle, on le relâche. On croit que c'est terminé, même si au fond, on sait que ça ne vient que de commencer. 

La suite est pire et sans pitié : mailles écartelées, fil tendu au maximum, les ciseaux tranchent dans le vif, sans aucun égard pour les dizaines (les centaines ?) d'heures passées à tricoter. c'est la destruction à l'état pure. La volonté de briser, d'arracher un côté à l'autre, d'ouvrir la plaie béante de l'encolure. Presque, il y aurait du sang. En tout cas, il y eut des larmes. Quand cette pauvre maille, si innocente et fraîche se disloqua, victime collatérale, sous la lame vengeresse. 

 

La scène ne dure pas longtemps. Aussi longtemps qu'un instant et tout à coup, c'est de nouveau le calme. Un silence lourd et étrange sur le tricot. Ce dernier gît, ouvert, exsangue, aplati par tant de lutte. Mais dans ce champs de maille, patiemment, la vie reprend. 

La première des moires reprend le fil, une aiguille, et patiemment, rang après rang, remonte celles qui deviendront les premières mailles de la manche, de l'encolure.  La vie, tout doucement, reprend ses droits. et de rang endroit en rang endroit, elle reprend son cours. 

On peut souffler, inspirer, retrouver un rythme cardiaque à peu près calme. On s'offre un dernier plan panoramique, aiguille à la main, petite croix venant fixer le steek au pull histoire d'être sûre qu'il n'y ait pas de suite funèbre.

C'est le moment de lancer le générique de fin.

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