Cosmos, eros et thanatos

 J'ai entrevu un monde, un univers, des doigts qui s'enfoncent dans la toison animale aux fibres vibrantes qui s'entourent l'une l'autre. Le rythme lent du corps accordé au tournant du temps suspendu. 

Ce monde, je l'ai entraperçu il y a dix ans, dans une salle des fêtes d'une banlieue parisienne. Vieille fée me laissant caresser et rouler la laine. Intimidée et pudique, je n'avais donné que quelques tours, sachant tout au fond de moi que s'ouvrait une évidence qui convoquait la solitude, du vent et le silence. 

Dix ans après, j'ai rassemblé les morceaux de ce monde, la toison, le tabouret, les paniers, les cardes et le rouet. A l'abri des murs de pierre et de la sauge qui veille, ce monde se met en marche. Le corps qui fait tourner la courroie, la courroie qui fait tourner la roue, la roue qui entraîne la bobine, la bobine qui entraîne l'épinglier, l'épinglier qui donne son rythme à la main.

 

 

On croirait de prime abord que c'est le corps, le pied, qui donne le rythme. Et puis, tour après tour, on se rend bien compte que non : petit élément d'un grand tout de bois clair et de laine bise, le pied suit la bobine, qui suit la main, qui suit le pied qui cherche l'harmonie avec la roue. 

 

 

 

Pour cela, il faut le silence bruyant des oiseaux à peine brisé par le cri de la faisane. 

à la fois dehors et dedans, au-dessus et à côté, le corps se concentre et se dilate, il n'est plus que rythme, sensualité d'un geste qui n'est plus que ce qu'il doit être. Le fil devient vie et, des bras, remonte jusqu'aux épaules, redescend dans le ventre, cascade dans les jambes. La puissance se ramasse tandis que le temps suspend son souffle. L'esprit ne se vide pas mais se remplit d'autre chose, de pures sensations : le bruit de la pédale, le suin qui colle un peu aux doigts, les fibres qui s'affinent, la vue qui se trouble. 

Et puis, il faut bien sortir, paraît-il, de cet état de béatitude. C'est un bruit métallique qui sonne le glas, traversant l'ardoise et le grès. Les jambes dépliées, le dos droit, l'esprit loin dans le ciel bleu. Les yeux qui s'abaissent sans voir. Thanatos cueille brutalement l'eros de la vie, à coup de maillet sur des poteaux d'acier, squelette d'une clôture en train de naître. Et derrière, pour la première fois, la petite fille entrevue, jambes libres sous sa jupe, courant sur le chemin avant que son univers ne se réduise soudain à un carré de pelouse jaunie. 

 

 

Je pense à cette enfant, je pense aux chats, aux chiens. Aux blaireaux, aux lièvres et aux renards. Je pense aux poules, à la brebis. Aux musaraignes et aux lézards.


J'espère que la petite fille trouvera vite un endroit où saccager le grillage, faire son trou, discrètement, et qu'elle pourra de nouveau contempler la beauté du monde.








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