Hystérie (forcément) féminine

Ce soir, il m'a fortement été conseillé de troquer le yankadi contre une soirée canapé. Qu'à cela ne tienne, qui dit canapé, dit thé et tricot, voilà de quoi me faire accepter mon sort sans trop chouiner.
Le froid qui tombe sur la campagne, une lumière rouge presque irréelle sur la fin d'après-midi et un feu dans la cheminée, je me serais bien fait une session Game of thrones... mais voilà, j'ai perdu tous mes fichiers vidéos (ouin ouin), du coup... j'ai regardé Arte !

Il y avait un documentaire qui me faisait de l'oeil : "Islande : le tricot, une affaire d'homme". Je me doutais bien que cela allait m'agacer, mais comprenez-moi : les mots "Islande" et "tricot" séparés par un minuscule point de double ponctuation et un article à peine défini, tout rikiki... je n'ai pas pu résister.



Bien entendu, je me suis installée avec un tricot, une tasse de thé et une couverture sur les genoux, bien décidée à me laisser porter par les paysages et à me glisser dans les motifs, à imaginer la sensation du "lopi" (la laine islandaise) sur les doigts, à regarder les différences techniques (les islandaisEs tiennent le fil qui court dans la main gauche). Bref, j'étais bien décidée à me lancer dans un exercice d'abstraction.

Mais en fait je ne peux pas. Ça m'énerve trop. Je laisse de côté les approximations historiques concernant les vikings "sanguinaires" et celles économico-politiques qui font que tout est de la faute des asiatiques - les Chinois surtout - (29'50)... je me garde ça pour une prochaine fois. Mais bon, c'est quoi cette histoire... "une affaire d'homme" ?

Pour être transparente avec vous, mon a priori de départ ressemblait à quelque chose comme "ah bah voilà, on va encore nous montrer des hommes qui tricotent et que c'est super beau, super technique, un truc sérieux avec des mathématiques et de la géométrie dans l'espace alors que quand c'est des femmes, c'est un truc de mémé arriérée qui n'a pas encore rencontré Marlène Schiappa et qui ne s'est pas délivrée de son tablier... Et encore, ça c'est quand on en parle parce que sinon, les trucs de bonne femme, ça reste complètement dans le silence, blablabla, blablabla).


Effectivement, on suit un jeune homme - à l'air sympathique au demeurant - et qui tricote pour son plaisir. Il a une amie (ce n'est pas son amoureuse), qui tricote aussi, mais moins bien que lui (c'est important). Grâce à ce plaisant Petur, on rencontre tout un tas de gens qui tricotent en Islande.
Par exemple, on va dans un bar pour un atelier tricot, où les personnes présentes sont "presque tou[s] des hommes" (ça doit être important qu'ils soient plus nombreux). Et on apprend au passage que ces hommes sont mariés, pères de famille ou célibataires (06'08) (comme Petur, c'est important de le savoir. Pourquoi ? On ne sait pas, mais c'est important). "Mariés, pères de famille"... comme une autre manière de dire... quoi ? qu'ils ne sont pas... enfin, vous voyez... enfin bon, ce sont des vrais hommes quoi. D'ailleurs, notre Petur va se lancer dans un "riddari", un pull de guerrier ! Célibataire, mais qui ne se laisse pas faire,  nous voilà rassuré·e·s !

Et si Bergþór Palson est si... heu, si... si... non, enfin, ne confondez pas tout ! Bergþór est un homme, un vrai ! Et sa douceur s'explique par sa pratique du tricot (si si, je vous jure, c'est prouvé scientifiquement. Regardez, au hasard, moi : un véritable exemple - que dis-je ! un modèle - de "douce sérénité" (7'25). Le premier qui me contredit, je l'explose. Et d'ailleurs, regardez, je sais faire "namaste" avec mes pieds. C'est pas un signe de sérénité et de non-violence, ça ?)

Bon aussi Bergþór, il est chanteur d'opéra (c'est un métier ça ? hu hu hu).


En tous cas, avant, Bergþór, il tricotait "caché"(merci de ne pas voir le sous-texte). Et aussi, il nous apprend quelque chose d'intéressant : c'est que son grand-père, il tricotait avec sa grand-mère. Ils vendaient des gants aux marins pour arrondir leurs fins de mois. Il ajoute même quelque chose qui aurait bien mérité d'être un peu creusé par le documentariste, parce que, pour le coup, ça aurait été (enfin) intéressant pour notre sujet. Il dit : "à l'époque, ce n'était pas inhabituel pour les hommes de tricoter" (07'05). Alors là, on a envie de savoir, non ?
Quand est-ce que c'est devenu inhabituel ? pourquoi ? pour les hommes ? pour les hommes et les femmes ? pourquoi ça revient maintenant ?

Bon, on n'a pas le temps de creuser parce que Petur, comme de fait exprès, pile poil pendant le tournage, il voulait aller sur les traces du pull islandais. Du coup, on va dans un élevage, puis dans une filature où c'est une femme la patronne. Elle s'occupe de la laine la plus douce (son mari, lui, prend à pleine main le poil rêche) et elle tricote des bonnets pour les elfes. Elle est mignonne...



On croise aussi toutes ces femmes qui se sont organisées et tricotent à la main des pulls traditionnels islandais, tandis que l'industrie du tourisme commercialise des pulls fabriqués en Chine (mais avec de la laine islandaise, transformée dans des usines tenues... par des hommes). Bon, pour les femmes qui s'organisent en association, on n'a pas trop le temps. Elles ont beau être 800 et s'être organisées dès les années 70 (32'10), on a mieux à faire que de les suivre : Petur monte des mailles !


C'est dommage parce que là encore, avec les quelques bribes que l'on attrape ici et là, on comprend bien que des questions économiques, et pas des moindres, se posent (même si le documentariste a pas l'air d'avoir une calculette dans la tête et le sens du coût des choses...). Voyez par exemple Sveinfríður. Une "vraie tricoteuse d'Islande", au rendement bien supérieur à Petur (37'05). Cette vieille femme de 80 ans tricote de manière quotidienne depuis 70 ans. Ne vous attendez pas à l'entendre parler amour de la matière, goût des motifs ou encore plaisir... Elle, elle nous parle monnaie. Parce que voyez-vous, c'est qu'elle se fait de la maille la mamie ! Après avoir déduit sa matière première, il lui reste à peu près 540€ par mois, ce qui lui permet de "compléter joliment sa petite retraite d'agricultrice" (38'26) (dixit). Et en effet, cette Rotschild des aiguilles est payée aux alentours de 85€ par tricot (38'48).


Allez, c'est le moment de faire quelques mathématiques (eh oui ! le tricot, c'est technique !)

On nous explique que Mamie Rockefeller produit entre 100 et 120 tricots par an. Ce qui nous donne quelque chose comme 10 pulls par mois, c'est-à-dire entre 2 et 3 pulls par semaines.
En la regardant tricoter, je dirais qu'on tricote à peu près à la même vitesse (j'ai fait un test comparatif, c'est dans mon rythme de croisière).
Par ailleurs, à vue de nez, elle a l'air d'utiliser des aiguilles n°5 ou 5,5.
Bon, ça fait longtemps que je n'ai pas tricoté avec du 5 mais ce que je sais, c'est que pour finir un pull, taille adulte, en 3 jours, il me faudra pas moins de 8 à 10 heures passées à tricoter (pour plus de scientificité dans la démonstration, je vous invite à m'envoyer vos propres temps/chrono).
Si je récapitule, on en est donc à une trentaine d'heures pour un pull (sans compter le temps de rentrer les fils, de démêler les pelotes, de se lever aller boire un thé). Donc, en gros, mamie-qui-ne-s'emmerde-pas est payée 2,85€ de l'heure, à bosser 10 heures par jour à 80 ans... Hè ! Elle est pas gâtée notre Sveinfríður ?



 Mais bon, on ne va quand même pas s'attarder sur ces quelques détails alors que Petur, notre charmant Petur ne sait plus où il en est dans ses mailles !




Bon ça y-est, je suis calmée. Je vais aller récupérer mes merles moqueurs (aiguilles n°3, ça doit faire une huitaine d'heures que je suis dessus) et mettre M6, c'est moins risqué...

je vous mets quand même le lien vers le reportage : il y a des beaux pulls, des moutons et de la laine, des couleurs et de sacrés paysages. Et puis, Petur, il est vraiment sympathique ! 
 https://www.arte.tv/fr/videos/086117-005-F/geo-reportage-islande-le-tricot-une-affaire-d-hommes/ 
(en replay jusqu'au 06 janvier 2020)


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